les généalogiques
"Je viens d’une époque où la photographie occupait une place concrète dans le foyer familial, où l’on emportait des appareils photo jetables pour les vacances, où les albums de photos occupaient une place singulière dans la maison… La création de ces albums avait un caractère presque rituel : intégrer les nouvelles images, annoter les dates, les personnes présentes, se remémorer le contexte… Sur le plan personnel, je crois que mes séries prennent racine dans des sentiments et des réflexions intimes, les expériences familiales y occupant naturellement leur place. Si j’appréciais ce rituel, je ne faisais pourtant pas de portraits moi-même, ni durant cette époque, ni plus tard, lorsque je suis devenue photographe.
Les sujets que j'ai photographiés jusqu'à présent ont plutôt été architecturaux ou naturels. À travers ces motifs, mon travail explorait déjà la mémoire et les images intérieures, toujours profondément imprégnées de mes sentiments personnels. Ces espaces et ces formes servaient, en quelque sorte, de support à ma mémoire intime. Il n'est donc pas surprenant que cette recherche m'ait menée, presque naturellement, vers des images familiales. Par ailleurs, ma précédente série, Les Oubliées (2021), m'a permis d'utiliser ces photographies anciennes, en les situant dans une démarche et un contexte artistiques.
Pour Les généalogiques, je travaille à partir de négatifs sur verre dénichés en brocante. Ils figurent des familles bien réelles, mais dont je ne connais rien : aucune information concrète ne subsiste. Seuls la période, la catégorie sociale ou parfois la nationalité (française et allemande) peuvent être devinés à travers quelques indices visuels. Je « fréquente » ces négatifs sur verre depuis fort longtemps, mes parents en avaient chiné en brocante, et j’ai poursuivi cette collection.
Mon intervention consiste à concevoir et construire de petites maisons d’images en utilisant de la technique du vitrail Tiffany, en assemblant une sélection de ces négatifs sur verre, avec d’autres fragments récupérés ailleurs. Le travail de montage consiste à rapprocher certaines images, leur offrir un espace commun à l’intérieur de la « maison ». Je tisse ainsi des liens fictionnels entre les photographies, inventant des récits perceptibles ou non. C’est, d’une certaine manière, comme découvrir sur le tard le plaisir de jouer à la poupée.
Certaines images sont très belles : la qualité des photos prises à la chambre et son noir et blanc sont d’une grande finesse. Cependant une partie des photos me provoque un léger malaise, une main mal placée, un sourire crispé, une chaise vide… et sont comme des indices sur lesquels je m’appuie pour tenter de lire un récit caché dans ces instants passés. Le négatif accentue la présence fantomatique des personnes représentées.
Le foyer, souvent idéalisé comme un refuge, est statistiquement le lieu privilégié des violences et des dominations. Loin d’incarner un espace serein, le foyer que j’évoque est traversé de tensions, de non-dits et de blessures. Les maisons que je construis, faites d’assemblages de verre disparates, sont à la fois précaires et rigides. Elles reflètent la dualité du foyer nucléaire : un lieu supposé protecteur, mais souvent lieu de fragilité structurelle.
Les histoires de familles sont des fictions parcellaires, on raconte certains faits et, en les taisant, on en oublie d’autres. Parce qu’ils sont douloureux ou honteux mais aussi parce que certaines versions ne sont pas écoutées et relayées. Les récits de la mémoire majoritaires sont au final assez pauvres et ne reflètent pas la complexité des vécus et des affections multiples parfois contradictoires qui les traversent. C'est pourquoi je crois à l’importance de dire les récits souterrains, car certaines voix sinon s’effacent. Mais lorsque ces récits restent inaudibles, les images peuvent laisser affleurer les histoires contenues dans le silence."




















